Jacques Narcisse Thiaw a passé cinq ans en prison au Bénin, accusé sans preuves de terrorisme. Parti du Sénégal en quête d’un avenir en Europe, ce maçon de 33 ans raconte son parcours semé d’embûches et sa difficile réinsertion.
Il est assis à l’ombre d’un arbre, dans une ferme de Keur Madaro, à quelques kilomètres de Thiès. En apparence, rien ne distingue Jacques Narcisse Thiaw, 33 ans, de ces nombreux jeunes revenus de l’exil. Une barbe discrète, une tenue simple, un regard qui fuit parfois. Mais derrière le calme, il y a les silences lourds d’un homme qui revient de loin. De très loin. Cinq années de prison au Bénin pour des accusations de terrorisme jamais prouvées. Un cauchemar enclenché au détour d’un voyage entamé, comme tant d’autres, au fil d’un rêve d’Europe.
Des rêves d’enfance aux premiers départs
Né le 11 janvier 1992 à Pambal, dans le département de Tivaouane, Jacques Narcisse Thiaw grandit dans une famille catholique. « De père et de mère catholique », précise-t-il. Après avoir fréquenté l’école Daniel Brothier et le CEM Mamadou Diao jusqu’en quatrième, il abandonne ses études en raison de « difficultés familiales » et d’un désir ardent de rejoindre l’armée sénégalaise.
N’ayant pas réussi son objectif militaire, il se forme à la Croix-Rouge, obtenant une attestation, avant de se tourner vers la maçonnerie, un métier qui deviendra son compagnon fidèle à travers ses pérégrinations.
En avril 2010, à 18 ans, Thiaw prend la décision de quitter le Sénégal pour la Guinée-Bissau, un pays qu’il admire depuis l’enfance. « C’est un pays que j’ai toujours aimé », fait-il savoir. Employé comme coffreur pour le Groupe Arezki, il gagne 3 500 francs CFA par jour (moins de 10 dollars USD), économisant pour financer son rêve de rejoindre l’Europe. « Je voulais aller en Europe, essayer de voyager », place-t-il.
Cette décision intervient dans un contexte où le Sénégal, aux côtés de la Mauritanie et du Mali, est confronté depuis plusieurs années à un exode massif de ses citoyens. Cette dynamique s’est reflétée dans les chiffres rapportés récemment par le rapport annuel sur la sécurité nationale espagnole. En 2024, les Sénégalais représentaient 11 824 des 61 372 migrants irréguliers arrivés en Espagne, tandis que les Maliens, avec 15 261 arrivants, dominaient en raison de la détérioration économique et sécuritaire au Mali, marquée par une hausse spectaculaire de 543 % par rapport à 2023. Bien que le Sénégal ait connu un léger recul des départs récemment, il demeure un point de départ, tout comme la Mauritanie, qui a enregistré plus de 25 000 départs en 2024, surpassant le Maroc et l’Algérie.
C’est en Guinée-Bissau que Narcisse Thiaw fait sa rencontre avec l’islam à travers un rêve. Il rentre au Sénégal pour rencontrer, par l’entremise d’un « grand frère », feu Serigne Abdoul Aziz Sy Al Amine, défunt Khalif général des tidianes, l’une des confréries soufies les plus influentes du Sénégal, qui l’introduit dans l’islam et lui donne le nom de Mouhamed Bachir. Aussitôt après, il retourne en Guinée-Bissau.
Traversées périlleuses et tentatives répétées
De 2010 à 2016, il s’installe dans ce pays, où il trouve une certaine croissance personnelle. « Financièrement, non. Mais moralement, oui. Consciemment, oui. Vraiment, parce que ça m’a fait grandir », analyse-t-il. En 2016, il poursuit son voyage vers la Mauritanie, « parce que c’est plus proche de l’Espagne », toujours en tant que maçon. « Partout où je pars, c’est avec la maçonnerie en bandoulière », souligne-t-il.
La Mauritanie, devenue en 2024 le principal pays de départ vers l’Espagne avec plus de 25 000 migrants, constitue un hub central en raison de l’instabilité croissante dans le Sahel, notamment au Mali.
À Nouadhibou, dans le nord mauritanien, Thiaw tente la traversée maritime vers les îles Canaries, payant 175 000 francs CFA (308 dollars USD) pour une place sur une pirogue. Le voyage tourne au tragique. « Dans ce genre de voyage, il y a des difficultés. Parce que ce sont des voyages risqués. Donc, il y a eu des morts. (…) 3 à 4 », témoigne-t-il. Les corps, raconte-t-il avec douleur, sont « jetés en mer ». En 2024, les Canaries ont enregistré 46 843 arrivées, une hausse de 17,4 %, soulignant l’intensification de la route atlantique.
Arrivé à Las Palmas, le jeune Sénégalais est détenu huit mois dans un foyer qu’il décrit comme une « demi-prison ». « Ils disent que c’est une salle d’hébergement », précise-t-il. Expulsé en 2017 vers la frontière Maroc-Mauritanie, il reprend la route, travaillant à Tombouctou, au Mali, où il épouse une femme touarègue. Mais le jeune voyageur ne reste pas. Il reprend la route après un accident et se retrouve dans l’est du Mali.
À Inkadéwane, dans la région de Ménaka, il est dépossédé de son argent par des « hommes armés ». « Ils ont des turbans et des drapeaux », tente-t-il de les décrire sans les identifier formellement comme jihadistes. Il concède que, dans le nord du Mali, « tout le monde est armé ». Cette zone du nord-est malien est aujourd’hui fortement marquée par l’activité de l’État islamique au Sahel (EIS), tandis que les groupes rebelles, désormais regroupés sous la bannière du Front de Libération de l’Azawad (FLA), sont particulièrement présents dans la région voisine de Kidal.
Il y reste un moment, le temps de se refaire financièrement et d’apprendre le « banco » avant de poursuivre sa route vers Tinzaouatène, ville malienne qui se trouve à la frontière algérienne. De là, il réussit à entrer en Algérie à « pieds ». Mais sera repris par les services anti-migratoires et ramené au Mali. De retour à Tombouctou, il apprend que son union avec la Malienne n’a pas résisté à ses absences. « Elle voulait divorcer parce qu’elle ne pouvait pas patienter, un aventurier qui se cherchait », explique-t-il. Il reprend la route, cette fois-ci pour la Libye.
Dans l’est libyen, précisément à Benghazi, il trouve une stabilité temporaire jusqu’à ce que la pandémie de COVID-19 le pousse vers le Niger en 2020. « Si ce n’était pas à cause de la Covid, je pense que jusqu’à maintenant, peut-être que les portes me seraient ouvertes à Benghazi », regrette-t-il. La réactivation des routes migratoires via le Niger, notamment à Agadez, illustre la persistance des flux malgré les contrôles renforcés.
Arrestation dans un climat de suspicion anti-terroriste
Le 6 août 2020, Thiaw entre au Bénin par Kandi, dans le nord du pays. À l’époque, le Bénin enregistre ses premières attaques jihadistes provenant du Burkina Faso voisin, marquant le début d’une série d’incursions transfrontalières par des groupes comme le Jama’at Nusrat al-Islam wal Muslimeen (JNIM) affilié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Ces attaques se sont intensifiées, culminant en avril 2025 avec une attaque meurtrière dans le nord du Bénin, dans le département de l’Alibori, faisant 54 morts parmi les soldats béninois.
L’apparence de Thiaw, marquée par une barbe liée à son identité musulmane dont il se dit « fier », attire l’attention des autorités. « Quand tu me vois et que tu regardes mon passeport, tu sais qu’il a peut-être l’air d’un pratiquant musulman », observe-t-il. Malgré ses preuves de travail, car il avait avec lui son « décamètre » et sa « truelle », il est arrêté. Après des heures d’attente au commissariat, le mot défendu est prononcé. « Ils m’ont dit qu’ils étaient en train d’enquêter pour savoir si je ne suis pas terroriste. Là, j’ai pleuré », se souvient-il, avec amertume.
Transféré à Cotonou dès le lendemain matin, il dit avoir subi des violences. « Ils m’ont tapé fort », dénonce-t-il. À la Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (CRIET), les questions se concentrent sur sa barbe. « Pourquoi cette barbe ? », lui demande-t-on. Sans preuves, il est incarcéré à la prison civile de Porto-Novo, où il reste cinq ans.
Cinq années d’enfer carcéral
Dans le quartier surnommé « Chien Vert » pour les présumés terroristes, Thiaw côtoie plus de 2 600 détenus de diverses nationalités. « Il y a toute l’Afrique », constate-t-il, fustigeant un système qui forme des « méchants ». « C’est du business parce qu’on ne libère pas un terroriste, on ne lui décerne pas un non-lieu », accuse-t-il.
Malade d’un ulcère, il passe neuf mois à se rendre à l’hôpital CNHU-HKM, soutenu par une sœur et un ami au Sénégal. « J’ai failli mourir », confie-t-il. En décembre 2021, face au procureur spécial près la CRIET, Mario Metonou, il explose. « Je lui ai dit de faire ce que vous avez à faire, en l’invitant à prendre conscience du fait que « tout crédit est une dette » », relate-t-il.
Libération et difficile réinsertion
Le 19 mars 2025, pendant le Ramadan, Thiaw reçoit un non-lieu. « Ils m’ont donné le papier me disant que l’État béninois me présente ses excuses », rapporte-t-il. Le 21 mars, il sort de prison, mais ne doit pas faire 72 heures sur le territoire béninois. Problème : tous ses documents (passeport, carte nationale d’identité et… CV) sont confisqués. C’est finalement avec un laissez-passer qu’il va voyager. Il retourne au Sénégal grâce à un « ami », dont la mère, ancienne professeure de français, organise son voyage. À l’aéroport de Diass, à Dakar, un policier lui dit simplement : « Tu es de retour. » Thiaw ressent un mélange de joie et de tristesse. « J’ai senti un apaisement et de la tristesse en même temps. La tristesse parce que je ne sais pas comment je vais aller trouver l’entourage, comment ils vont m’accueillir », confie-t-il.

Depuis son retour, Thiaw lutte pour se réinsérer. Des problèmes de santé, notamment aux reins et à la cheville, l’empêchent de travailler pleinement comme maçon. « Il y a 8 jours, j’ai commencé à travailler », indique-t-il. Il s’occupe de sa fille, issue d’un mariage au Sénégal, bien que sa relation avec la mère ait souffert de sa conversion.
Quant à l’aventure migratoire, il affirme que c’est terminé. « On peut voyager, mais ce sera différent. […] L’aventure, c’est fini », décrète-t-il.
Une foi renforcée et un message d’espoir
La prison, malgré ses horreurs, a transformé Thiaw. « La prison m’a appris à avoir pitié », reconnaît-il. Quant à sa foi, il affirme qu’elle s’est renforcée. « C’est aujourd’hui que je suis devenu un vrai musulman. L’islam, c’est la tolérance, la patience, c’est la paix, c’est l’amitié », assume-t-il.
Confronté à des propositions de personnes dont il ne précise pas l’appartenance à des groupes jihadistes, il dit les avoir rejetées, qualifiant les insurgés islamistes actifs dans le Sahel de « criminels ». « Si tu aimes la facilité, tu risques d’en tomber », met-il en garde.
Thiaw lance un appel vibrant aux jeunes Sénégalais, dans un contexte où la migration irrégulière depuis le Sénégal, la Mauritanie et le Mali alimente les routes vers l’Europe. « Ne prenez pas de pirogues. (…) Si tu n’as pas la terre, viens mon frère, je vais partager avec toi », exhorte-t-il. Par ailleurs, il appelle l’État à soutenir la jeunesse. « L’État aussi, il n’a qu’à soutenir les jeunes », recommande-t-il.
AC/APA