Dans un contexte de dépendance aux importations et face à des coûts prohibitifs, des experts réunis à Dakar lancent un appel urgent pour lever les barrières liées aux brevets pharmaceutiques, essentiel à la réalisation de la couverture sanitaire universelle au Sénégal.
Ce mercredi s’est tenu à Dakar un atelier de restitution et de validation des résultats d’une étude sur les mécanismes d’approvisionnement, des prix et des volumes des médicaments traceurs contre le VIH, la tuberculose, le cancer du col de l’utérus et les vaccins au Sénégal.
Organisé par ENDA Santé en partenariat avec Kelin et soutenu par ITPC Global, cet événement a réuni des experts, des décideurs politiques et des acteurs de la société civile pour discuter des défis et des solutions visant à améliorer l’accès aux médicaments essentiels, avec un accent particulier sur les obstacles liés à la propriété intellectuelle.
Les présentations du Dr Karim Diop et du Pr Papa Gallo Sow ont dressé un état des lieux alarmant mais porteur d’espoirs. Le Sénégal, comme beaucoup de pays africains, fait face à un double fardeau épidémiologique (maladies transmissibles et non transmissibles) et une dépendance aux importations (95 % des médicaments).
Malgré des avancées, comme la couverture thérapeutique de 93 % pour les antirétroviraux (ARV), des défis majeurs persistent : ruptures de stock, délais de livraison, et coûts prohibitifs pour certains traitements, notamment les anticancéreux et les antiviraux à action directe (AAD) contre l’hépatite C.
Le Dr Karim Diop a souligné que « l’accès aux médicaments est un pilier de la Couverture sanitaire universelle (CSU), mais les barrières financières et logistiques menacent cet objectif. » Il a notamment pointé le désengagement de l’USAID, qui finançait 42,7 % de la riposte contre le VIH, créant un gap de 9 milliards de FCFA. « Des millions de personnes sous ARV sont menacées par des ruptures de traitement », a-t-il alerté.
Plaidoyer pour la flexibilité des brevets : une urgence
L’un des temps forts de l’atelier a été la discussion sur les barrières liées à la propriété intellectuelle. Le Pr Gallo Sow a révélé que « certains médicaments anticancéreux ou ARV de 2e ligne sont encore sous brevet, limitant la concurrence et maintenant des prix élevés. » Par exemple, le Trastuzumab, utilisé contre le cancer, coûte 116 760 FCFA par dose, un prix inabordable pour la plupart des patients.
Les experts ont plaidé pour une utilisation accrue des flexibilités prévues par l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle (ADPIC), comme les licences obligatoires ou la participation au Medicines Patent Pool. « Le Sénégal doit activement négocier dans les forums internationaux pour élargir l’accès aux médicaments essentiels », a insisté le Pr Sow.
Cette approche a déjà porté ses fruits ailleurs, comme en Égypte, où les génériques ont réduit le coût du traitement contre l’hépatite C à moins de 50 dollars.
Au-delà des brevets, les intervenants ont identifié des lacunes logistiques qui entravent l’accès aux médicaments. La SEN-PNA (Pharmacie Nationale d’Approvisionnement), bien que centrale dans la chaîne d’approvisionnement, est confrontée à des « délais administratifs longs et des créances impayées », comme l’a expliqué le Pr Sow. Pour y remédier, l’étude recommande une digitalisation accrue des processus, notamment via la plateforme WAMBO, déjà utilisée pour les achats d’ARV.
Par ailleurs, la mutualisation des achats à l’échelle régionale (Cédéao, Union Africaine) a été présentée comme une piste viable pour réduire les coûts et sécuriser les stocks. « Les achats groupés ont déjà permis de baisser le prix des ARV à 2,70$ par unité. Cette stratégie doit être étendue aux autres médicaments critiques », a-t-il souligné.
Financement et souveraineté pharmaceutique : Vers une autonomie durable
La question du financement a également dominé les débats. Face au retrait progressif des bailleurs internationaux, les experts ont appelé à une mobilisation accrue des ressources nationales. « Le budget 2025 montre un gap critique de 14 millions d’euros pour la lutte contre le VIH. L’État doit prioriser ces dépenses dans le cadre de la CMU », a insisté le Dr Diop.
En parallèle, la souveraineté pharmaceutique à l’horizon 2030, ambition affichée par le Sénégal, passe par le développement d’une industrie locale. Des projets comme l’Agence de Régulation Pharmaceutique (ARP) et des partenariats public-privé pour la fabrication de génériques ont été cités comme leviers. « La production locale du Dolutégravir ou du Sofosbuvir serait un game-changer pour réduire les coûts et les délais », a relevé le professeur Sow.
L’atelier s’est achevé sur la proposition d’une feuille de route stratégique articulée autour de trois échéances complémentaires. À court terme, les participants ont plaidé pour une simplification urgente des procédures d’achat et la création d’un fonds d’urgence dédié aux médicaments vitaux, afin de pallier les ruptures de stock récurrentes.
Pour le moyen terme, l’accent a été mis sur le renforcement des capacités opérationnelles de la SEN-PNA, notamment par le déploiement d’outils digitaux avancés (ERP, tableaux de bord logistiques) permettant un suivi en temps réel des stocks et des besoins.
Enfin, la vision long terme repose sur deux piliers majeurs : le développement d’une production pharmaceutique locale pour réduire la dépendance aux importations (95 % des médicaments), couplé à une intensification des achats groupés à l’échelle régionale, et un plaidoyer soutenu pour l’utilisation optimale des flexibilités ADPIC afin de contourner les barrières des brevets.
Cette approche multidimensionnelle et progressive vise à construire un système de santé plus résilient, capable de garantir un accès durable et équitable aux médicaments essentiels pour l’ensemble de la population sénégalaise.
« Garantir un accès équitable aux médicaments n’est pas seulement une question de santé, mais de justice sociale », a conclu le Pr Sow. Les résultats de l’étude serviront de base à un plaidoyer renforcé auprès des décideurs, avec un objectif clair : transformer ces propositions en politiques publiques concrètes pour atteindre la Couverture Sanitaire Universelle.
ARD/ac/Sf/APA