Si la production audiovisuelle est un art permettant de laisser libre cours à son imagination, il reste que les auteurs de séries télévisées sénégalaises, bien plus que leurs homologues des autres pays, ont l’impérieuse obligation de se conformer aux normes d’une société conservatrice.
A l’international, le Sénégal est présenté comme le pays de la Téranga (hospitalité en langue wolof). Dans la vie de tous les jours, la pudeur y est quasiment érigée en règle de conduite. « Nos séries télévisées doivent être améliorées. Elles ne doivent pas heurter les sensibilités. Tout ce qui est tabou dans notre société ne doit pas ressortir », prévient Ko Mbodj Niang, une déléguée médicale.
La diffusion en prime time de la série « Maîtresse d’un homme marié », produite par Marodi, a provoqué un tollé au Sénégal où la population est composée de 94% de musulmans et 5% de chrétiens. « Nous étions dans le salon familial pour le dîner. +Maîtresse d’un homme marié+ était diffusée à cette heure. Et ma mère a constaté qu’il y avait trop d’insultes », s’est offusqué Mohamed Fall, étudiant en Master 1 à la Faculté de Sciences de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad).
Invité du Grand Oral d’APA en juin dernier, Mame Matar Guèye, le vice-président de l’ONG Jamra a soutenu que la série incriminée est truffée de « pornographies verbales, de dérives langagières, d’obscénité, de promotion de l’adultère et d’apologie de la fornication ».
Pour Kalista Sy, la scénariste et coproductrice de « Maîtresse d’un homme marié », « il ne s’agissait pas de pervertir. Il fallait montrer les choses telles quelles. Nous voulions juste inviter les Sénégalais à une introspection en leur disant : voilà où en sont les choses. Qu’en pensez-vous ? »
De son côté, El Hadj Oumar Diop dit Pod, le Directeur artistique de la maison de production Marodi affirme ne pas avoir de « regret » car le cinéma a un langage qui lui est propre. « Il y a, souligne-t-il, des scènes qu’on ne pouvait pas ne pas jouer. Je pense que nous n’avons pas choqué. Nous avons juste montré ce qui se passe au Sénégal. Tout le monde le sait mais quand on ose en parler à la télé, c’est autre chose ».
Saisi par l’ONG Jamra et le Comité de Défense des Valeurs Morales au Sénégal, le Conseil National de Régulation de l’Audiovisuel (CNRA), dans sa délibération du 29 mars dernier, avait décidé que « le téléfilm pourra continuer à être diffusé, sous réserve de mesures correctives à apporter. La non prise en compte des remarques, notamment en révisant le contenu, pourrait avoir comme conséquence le retardement de l’heure de diffusion ou l’interdiction de la diffusion du téléfilm ».
Au bout du compte, la série « Maîtresse d’un homme marié » semble avoir profité de la controverse. Rien que l’épisode 50, posté le 10 août dernier par Marodi sur sa chaîne YouTube, a atteint plus de 2,1 millions de vues. Suffisant pour que ce secteur attire sans cesse des businessmen en quête d’affaires juteuses.
« Mais il y a beaucoup de problème dans l’écriture des scénarii. On sent souvent qu’ils ne sont pas bien travaillés. La mise en scène et les dialogues ne sont pas parfaitement élaborés. On ne sait pas tenir une série sur une durée d’au moins 25 épisodes solides. Au bout de 10 épisodes, on s’essouffle. On n’a plus les moyens intellectuels et techniques pour faire rebondir le scénario », regrette Aboubacar Demba Cissokho, journaliste spécialisé en art et culture à l’Agence de Presse Sénégalaise (APS, publique).
En outre, M. Cissokho déplore «des placements de produits dans les séries. Les sponsors ont un pouvoir réel sur les scénaristes et les réalisateurs. Cela tourne carrément à la publicité qui dénature le scénario ».
Pour s’imposer comme le leader de la production de séries télévisées au Sénégal, Marodi a dû se forger une identité. « On a fait, souligne Pod, le choix d’investir dans le matériel. On a également tout fait pour avoir une équipe technique constante. Pour ce faire, on a mis les travailleurs dans de bonnes conditions. Nous avons des employés qui ont signé des contrats à durée indéterminée ».
Dans un contexte de chômage endémique, de nombreux Sénégalais se découvrent une passion pour l’interprétation de rôles pouvant leur donner une notoriété, gage de débouchés. « Je reçois au minimum tous les jours dix appels téléphoniques de gens qui veulent décrocher un rôle. On m’envoie également des candidatures sur les réseaux sociaux. La demande est forte et les postulants sont doués. On arrive à trouver des pépites. Mais c’est très difficile d’organiser un casting au Sénégal. Un jour, des centaines de personnes sont venues au centre culturel Blaise Senghor de Dakar pour l’une de nos auditions », a-t-il ajouté.
Le travail des comédiens est temporaire et dépend de la durée de la production. « Les acteurs principaux sont rémunérés mensuellement et ceux qui ne jouent pas souvent, ont des contrats journaliers. Ils sont payés par jour de tournage », précise El Hadj Oumar Diop.
Dans un passé récent, des acteurs majeurs du théâtre sénégalais ont vécu dans la précarité à la fin de leur carrière. De l’avis de la comédienne Amélie Mbaye, « l’artiste doit se faire respecter. C’est quelqu’un qu’on doit mettre à l’aise en lui donnant tout ce qu’il faut pour le motiver. Pour qu’il donne satisfaction, il faut qu’il soit bien payé ».
Cette ancienne hôtesse de l’air qui dit beaucoup s’inspirer de sa devancière Awa Sène Sarr – elle prête sa voix à la sorcière Karaba dans la bande dessinée à succès, Kirikou — souligne qu’ « il faut que l’acteur connaisse sa valeur et sache se vendre. Si tel n’est pas le cas, il acceptera n’importe quoi ».
C’est à l’Ecole nationale des arts (Ena), née en 1995 de la fusion de quatre écoles –l’Ecole Nationale d’Education Artistique (Ensea), l’Ecole Nationale des Beaux-arts (ENBA), le Conservatoire National de Musique de Danse et Art Dramatique (CNMDAD) et l’Institut de Coupe de Couture et de Mode (ICCM) –, qu’étaient formés la plupart des comédiens sénégalais.
« Maintenant, la section dramatique de l’Ena ne forme plus de comédiens. De ce fait, la formation informelle dans les quartiers et les Associations Sportives et Culturelles (ASC) a pris le pas. Pratiquement les deux tiers des acteurs que l’on voit dans les séries viennent de ces milieux », indique Aboubacar Demba Cissokho.
Sous la houlette de feu Abdel Aziz Boye, Ciné banlieue et Ciné Ucad ont néanmoins vu le jour. Dans ces deux « écoles », des jeunes apprennent les rudiments des métiers du cinéma. Plusieurs acteurs sénégalais, dont Djeynaba Ngom de la série « Idoles », y ont répété leurs gammes.
ID/cat/APA