Un rapport sur un présumé projet de remplacement de la population tunisienne a été envoyé au président par un parti ultra-nationaliste.
« L’homme noir, c’est fini ici en Tunisie ». Ces mots « tenus par des militaires tunisiens dans un centre de détention pour migrants irréguliers » tournent en boucle dans la tête de Junior Siba Béavogui. Cet étudiant en communication fait partie du deuxième contingent de Guinéens que les autorités de Conakry ont rapatrié de Tunis samedi 4 mars. Selon Junior Siba, c’est après la sortie hostile aux migrants subsahariens présents en Tunisie du président Kaïs Saïed que les Africains noirs étaient brusquement devenus la cible d’une flambée de violence raciste inédite dans ce pays d’Afrique du nord.
Lors d’un Conseil national de sécurité tenu le 21 février, Kaïs Saïed avait affirmé que « des hordes d’immigrés clandestins provenant d’Afrique subsaharienne » s’étaient ruées sur la Tunisie et étaient à l’origine « de violences, de crimes et d’actes inacceptables ». Le chef de l’Etat tunisien avait ensuite évoqué une situation « anormale » qui relèverait d’un plan criminel conçu dans le but de « changer la composition démographique de la Tunisie » pour en faire un pays « africain seulement » et estomper son caractère « arabo-musulman », selon ses propres mots.
« Nous étions entre le marteau et l’enclume. Il y avait des tracasseries sans précédent déclenchées par le gouvernement. Avant, quand on avait des problèmes avec la police, c’est la population qui nous protégeait, mais maintenant c’est l’inverse », déplore Théa Augustin, apprenti journaliste, qui vient d’être contraint lui aussi de suspendre ses études pour rentrer en Guinée.
Les propos du chef de l’Etat tunisien sont-ils un simple accident ? Cet universitaire spécialisé en droit constitutionnel, élu à l’issue du deuxième tour de la présidentielle d’octobre 2019 avec un score de 72,7%, semble avoir fait sienne une théorie du complot qui circule depuis quelques temps un peu partout dans la société tunisienne. A l’origine de celle-ci, une obscure formation politique ultra-nationaliste : le Parti national tunisien (PNT), dirigé par Sofiane Ben Sghir, un féru d’histoire et de sciences politique, mais manifestement partisan des théories du complot.
Le rapport de toutes les dérives
Présent sur les réseaux sociaux depuis la chute du régime de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali en 2011, le PNT est officiellement reconnu depuis 2018. Selon des sources, contactées par APA News, ayant longtemps travaillé sur ce parti et ses dirigeants, ce parti est l’auteur d’un rapport « prévenant du danger de la colonisation de la Tunisie par les noirs et dont le projet serait préparé depuis des siècles » qui a été directement envoyé au président Kaïs Saïed.
Dans un entretien avec APA News, le secrétaire général du PNT, Hossam Toubane confirme l’existence de ce texte. « Notre rapport documente les déclarations officielles sur le projet d’installation des Africains subsahariens, le volume des fonds européens alloués à l’installation et à la transformation de la Tunisie en une nouvelle patrie pour les immigrés, le rapport documente la théorie du centralisme africain et documente l’organisation politique illégale des Africains subsahariens en Tunisie », clame, Hossam Toubane.
Le dirigeant nationaliste reconnait aussi que son parti a bien envoyé une copie de ce document au gouvernement et au Président Saïed. Mais Hossam Toubane nie les affirmations selon lesquelles ce dernier s’en serait inspiré. « Nous pensons qu’il s’est inspiré des rapports de sécurité et du renseignement militaire, en plus d’un rapport du Premier ministre », esquive-t-il.
Un spécialiste du PNT qui souhaite garder l’anonymat, rappelle que les dirigeants de la formation nationaliste se sont vantés dans les médias et sur les réseaux sociaux d’être à l’origine de la déclaration du président. « Face au déferlement médiatique mondial, ils ont fait le choix de ne plus se mettre en avant et préfèrent maintenant parler d’un Etat puissant avec de vrais services de renseignements qui résiste et prend des décisions fortes sans accepter aucune ingérence », raconte-t-il.
Selon lui, « le président n’avait jamais entendu parler de « théorie du grand remplacement » avant de recevoir le rapport du PNT ». « La terminologie employée par Kaïs Saïed reprennent mot pour mot celle qu’on peut voir dans le rapport : changement démographique qu’ils évoquent à la page 16, le nombre d’Africains noir est déjà de 1 million et que leur taux de natalité est largement plus grand et plus rapide que celui des Tunisiens. Le tout noyé dans des références surprenantes à des personnalités historiques du mouvement de la Négritude, comme l’égyptologue sénégalais Cheikh Anta Diop, Caribéen Marcus Garvey ou des activistes noirs contemporains, souvent controversés, installés en Europe ou en Afrique », démontre-t-il.
La Tunisie, isolée par son président
Au PNT, on réfute pourtant toute idée de racisme. « Nous ne rejetons personne sur la base de la couleur de peau ou du sexe », défend-t-il. « Notre demande est d’appliquer la loi aux migrants illégaux », dit-il. Pour lui, les accusations de racisme sont le fait de « médias européens parce que nous avons contrecarré le plan européen qui travaille à transformer la Tunisie en un camp de détention pour les Africains subsahariens ».
Les propos incendiaires du président tunisien et les actes de violences ayant suivi contre les Africains noirs installés en Tunisie, ont provoqué » un tollé général en Tunisie, en Afrique et ailleurs.
Des organisations de la société civile tunisiennes ont immédiatement dénoncé « une incitation à la haine » et un appel « à la discrimination raciale » à l’égard des Africains Subsahariens. Le Tchadien, Moussa Faki, président de la Commission de l’Union africaine a condamné les propos du président tunisien et appelé ses États membres à « s’abstenir de tout discours haineux à caractère raciste ».
La Banque mondiale a décidé lundi 6 mars de suspendre son cadre de partenariat avec la Tunisie. Cette décision de l’institution de Bretton Woods de la Banque mondiale qui est valable « jusqu’à nouvel ordre » signifie de fait un gel de tout nouveau financement à la Tunisie, déjà engluée dans une grave crise financière.
A l’issue d’une escale, le 08 mars, à Tunis du Bissau-Guinéen Umaro Sissoco Embalo, actuellement président en exercice en exercice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), puis lors d’un entretien téléphonique, deux jours plus tard, avec le Sénégalais, Macky Sall, le président tunisien a revendiqué a tenté de se disculper, revendiquant son africanité et celle de son pays.
AC/los/APA