Le 26 septembre 2002, le bateau Le Joola a coulé au large de la Gambie, emportant avec lui 1863 personnes officiellement et plus de 2000 selon les associations des familles des victimes.
Depuis le début du 20e siècle, jamais un accident de la marine civile et marchande n’avait causé autant de décès. Le naufrage du Joola a été plus catastrophique que celui du Titanic (1550 morts) au Canada en 1912. Le 26 septembre 2002, une journée noire gravée dans la mémoire collective des Sénégalais.
Assis sur un banc, devant le portail d’un immeuble en construction à Mermoz, une commune cossue de Dakar, Mohamed Goudiaby replonge dans le passé. « J’ai appris la nouvelle à travers la radio Walfadjiri. Juste avant l’annonce de la tragédie, un générique que l’on entend seulement dans certains cas a été lancé. Je me suis dit que quelque chose s’est passée. Le choc était énorme, la douleur indescriptible. J’étais vraiment abattu. J’ai perdu quatre membres de ma famille dans le naufrage du Joola. C’est ma mère qui m’a appelé pour me confirmer leur présence dans le bateau », raconte celui qui avait 17 ans au moment des faits.
Mohamed, vêtu d’une tenue de travail de couleurs vives, est originaire de Tendouck, un arrondissement du département de Bignona, dans la région de Ziguinchor (Sud). Le bateau Le Joola, de fabrication allemande, est entré en service en 1995 pour relier cette partie du Sénégal, difficile d’accès par la route, à la capitale Dakar. « Plusieurs de nos voisins à Tendouck ont été endeuillés. C’est facile à raconter maintenant. Mais à l’époque, c’était très compliqué émotionnellement. J’ai voyagé seulement une fois à bord du Joola. C’était au moins sept ans avant que l’irréparable ne se produise. J’ai souvent préféré voyager par la route », précise le trentenaire dans une élocution calibrée.
Un peu plus loin, Bouba Traoré se tient debout sur le trottoir de la route de Ouakam. Aujourd’hui âgé de 48 ans, cet homme trapu se souvient du drame : « Je travaillais à Hann Marinas. Vers les coups de 9 heures, notre patron est venu nous annoncer la mauvaise nouvelle. C’était très douloureux.
Je connais une dame qui n’est pas montée sur le bateau le jour du naufrage parce que le navire était déjà rempli à ras bord ».
Le ferry, long de 76,5 mètres et large de 12,5 mètres, a été conçu pour transporter au maximum 580 personnes. Le jour de son chavirement, le registre de bord indique que 809 billets ont été vendus. À cela s’ajoutent notamment ceux qui ne payent pas : les enfants de moins de 5 ans ainsi que les militaires et leurs familles. La gestion du navire étant confiée à l’armée. Conséquence, le bateau dont la dernière visite technique remontait à 1991 accueille ce jour-là au moins 1928 individus de 12 nationalités. C’est trois fois plus sa jauge maximale. Le Joola se renverse autour de 23 heures dans une mer agitée par un violent orage. Les secours n’arrivent que dix-huit heures plus tard.
Peu de rescapés
Dans ces circonstances, seuls 64 passagers survivent à la catastrophe et 608 corps sont repêchés. « C’est trop dur, mais c’était la volonté divine. Leur sort était de mourir ensemble en mer », philosophe le vigile Amadou Diacko né en 1961. Marie Charlotte Désirée Ngo Mbé, 31 ans, est l’une des 1863 victimes officielles. Cette religieuse camerounaise « était venue au Sénégal pour la première fois de sa vie. Elle a été ordonnée ici. Elle avait choisi comme marraine ma mère. Celle-ci était très impliquée dans la vie de la Cathédrale Saint-Antoine de Padoue de Ziguinchor. Elles se sont connues là-bas. Marie Charlotte était devenue une grande sœur pour nous », explique Ludovic Badiane.
Malgré son jeune âge à l’époque, ce Mancagne (ethnie présente dans le Sud du Sénégal) reste marqué. « Quand je me suis réveillé le jour du drame, j’ai vu ma maman pleurer à chaudes larmes. Je ne l’avais jamais vue comme ça auparavant. Elle savait que Charlotte était dans le bateau. Quelques jours avant ce voyage fatal, la religieuse est passée chez nous pour dire au revoir. Elle devait se rendre au Cameroun pour prendre ses affaires avant de revenir au Sénégal afin d’y vivre sa foi », rembobine M. Badiane.
Deux décennies après son naufrage, Le Joola n’a pas été renfloué. Les ossements d’un millier de victimes gisent toujours dans l’océan, rendant impossible le deuil de certaines familles éplorées. Au Sénégal, la justice a classé l’affaire sans suite en 2003. Issa Diarra, le commandant de bord mort avec ses passagers, a été désigné comme l’unique responsable de l’accident. En France, un non-lieu a été déclaré en 2018.
Un mémorial-musée prend forme à Ziguinchor pour lutter contre l’oubli. Au-delà du recueillement, le Sénégal a plus besoin de faire face à ses tares. « Nous nous devons de faire notre introspection et d’admettre que les vices qui sont à la base de cette catastrophe trouvent leurs fondements dans nos habitudes de légèreté, de manque de sérieux, de responsabilité, parfois de cupidité », assénait dans une allocution télévisée, le 2 octobre 2002, Abdoulaye Wade, le président d’alors.
A-t-on vraiment appris de nos erreurs du passé ? Rien n’est moins sûr aujourd’hui. « Il faut qu’on revienne à la raison et que les gens soient plus disciplinés. Tous les citoyens sont responsables de leurs actes, mais les autorités doivent aussi donner le bon exemple et veiller au maintien de l’ordre dans la société. Dans ce pays, on doit respecter les mesures de sécurité. Je ne pense pas que le Sénégal ait véritablement tiré les enseignements du naufrage du Joola. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer ce qui se passe au quotidien dans les transports en commun », analyse froidement Mohamed Goudiaby.
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