Sur l’avenue Moi du centre de la Capitale, où de nombreux commerces sont restés fermés ce jeudi matin, Moe, employé dans une parfumerie, vient de baisser le rideau. « Nous ne savons pas ce qui va se passer (…) Nous ne pouvons pas prendre de risques », déclare-t-il à l’AFP.
Le mouvement de contestation inédit mené par la jeunesse, qui a gagné le pays en moins de deux semaines et a pris de court le pouvoir, a émergé peu après la présentation au Parlement le 13 juin du budget 2024-2025, prévoyant notamment une TVA de 16 % sur le pain et une taxe annuelle de 2,5 % sur les véhicules particuliers.
Si de précédentes journées de mobilisation réclamant le retrait de ces nouvelles taxes s’étaient déroulées dans le calme, la manifestation de mardi à Nairobi a tourné au bain de sang, notamment aux abords du complexe de l’Assemblée nationale et du Sénat, dont certains bâtiments ont été incendiés et saccagés.
Selon plusieurs ONG, la police a tiré à balles réelles pour tenter de contenir la foule qui a forcé les barrages de sécurité pour pénétrer dans le complexe, une attaque inédite dans l’histoire du pays indépendant depuis 1963.
Au total, 22 personnes ont été tuées mardi, dont 19 à Nairobi, et plus de 300 blessées, a indiqué l’organe kényan de protection des droits humains (KNHRC).
« Pourquoi ont-ils dû tuer ces jeunes ? Ce projet de loi ne vaut pas la peine que des gens meurent (…) Certaines personnes sont en colère et pourraient vouloir se venger », a déploré Moé devant sa parfumerie, ajoutant : « Nous sommes en terrain inconnu ».
Car le bilan meurtrier de mardi n’a pas dissuadé le mouvement de contestation, qui s’est transformé en une dénonciation plus large de la politique du président Ruto, élu en 2022 avec la promesse de favoriser la redistribution des biens aux classes populaires.
Mercredi, une figure du mouvement de contestation, la journaliste et militante Hanifa Adan, a appelé à manifester à nouveau jeudi lors d’une marche blanche « pacifique » à la mémoire des victimes.
Quelques heures plus tard, William Ruto, qui avait la veille affirmé vouloir réprimer fermement « la violence et l’anarchie », a finalement annoncé le retrait du projet de budget, et dit vouloir une concertation nationale avec la jeunesse.
Une annonce aussitôt qualifiée d’« opération de com » par Hanifa Adan, et accueillie avec méfiance par nombre de manifestants qui se préparaient jeudi à battre le pavé dans le centre de Nairobi et dans d’autres villes du pays comme Kisumu (ouest) et Mombasa (sud).
« Trop tardif »
À Nairobi, un important dispositif de police a été déployé pour empêcher l’accès à State House, le palais présidentiel, ont constaté des journalistes de l’AFP.
Vers 11H30 (8H30 GMT), aucun signe de mobilisation n’était visible près du centre d’affaires (Central business District -CBD) épicentre des violences de mardi.
Nelly, 26 ans, a dit à l’AFP vouloir rejoindre cette marche, jugeant le retrait du projet de budget annoncé par le président « trop faible, trop tardif ». « Il aurait pu le faire plus tôt sans que des gens meurent », a-t-elle dit.
« Nous allons marcher pour un meilleur avenir au Kenya », a-t-elle ajouté.
Le président de l’Association médicale kenyane, Simon Kigondu, a dit n’avoir jamais vu avant mardi « un tel niveau de violence contre des personnes sans arme ».
Un responsable de l’hôpital principal de Nairobi a affirmé mercredi à l’AFP avoir reçu « 160 personnes (…) certaines avec des blessures superficielles, d’autres avec des blessures par balles ».
L’endettement et le financement de l’agriculture en question
Le porte-parole du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres a réclamé mercredi que les responsabilités seraient « clairement » établies après la mort des manifestants.
Le gouvernement, qui avait fait valoir que les impôts étaient nécessaires pour redonner une marge de manœuvre au pays lourdement endetté, avait annoncé le 18 juin retirer la plupart des mesures. Mais les manifestants exigeaient le retrait intégral du texte.
« Comment gérer ensemble notre situation d’endettement ? », a largement intégré William Ruto après avoir capitulé sur le projet de budget.
Il s’est en particulier inquiété d’un trou significatif dans le financement des programmes pour les agriculteurs et les enseignants.
La dette publique du pays s’élève à environ 10 000 milliards de shillings (71 milliards d’euros), soit environ 70 % du PIB. Le budget 2024-25 prévoyait 4.000 milliards de shillings (29 milliards d’euros) de dépenses, un record.
Le Kenya, l’une des économies les plus dynamiques d’Afrique de l’Est, a enregistré en mai une inflation de 5,1 % sur un an.
APA avec AFP