En janvier dernier, des économistes ouest-africains ont noté que plusieurs pays de la Cedeao allaient « pâtir des mesures économiques et financières adoptées contre le Mali ». Qu’en est-il de la situation actuellement ?
Il y a un mois, le président Macky Sall, faisant son petit pèlerinage en Arabie Saoudite, marchait dans les rues de la Mecque quand il fut subitement interpellé par une dame africaine, d’origine malienne apparemment. Barrée par la sécurité, elle tente par tous les moyens de s’approcher de lui pour délivrer un message qui lui tient à cœur.
« L’embargo sur le Mali ! Il faut enlever l’embargo sur le Mali. On a faim, on a soif », lance-t-elle à l’adresse du chef de l’Etat sénégalais, non moins président en exercice de l’Union africaine (UA). Elle insiste, insiste, jusqu’à ce qu’il s’arrête, se retourne vers elle, tout sourire, en la désignant par l’index : « In cha Allah », lui lance-t-il en guise de promesse. C’est une façon de faire comprendre à cette femme ainsi qu’à tous les acteurs qui vivent des échanges entre le Mali et les quatorze pays de la Cedeao qu’il a entendu leurs supplications, même si cet embargo ne vient pas de lui.
Depuis le 9 janvier dernier, ce pays ouest-africain vit sous le coup de lourdes sanctions économiques, prononcées par cette organisation sous-régionale, après un désaccord avec la junte militaire qui a proposé un calendrier de transition de cinq ans maximum. Outre la fermeture des frontières au sein de l’espace sous-régional, le gel des avoirs financiers du pays au sein de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’ouest (Bceao) plonge dans le désarroi de nombreux Maliens.
Au bord de la rupture ?
Ces mesures visent à asphyxier l’économie d’un pays « très extravertie » car dépendant fortement des exportations, surtout le coton, selon l’économiste malien Modibo Mao Makalou. « Notre Produit intérieur brut (PIB) est dépendant du commerce international à hauteur de 60% », a-t-il précisé.
Malgré tout, le Mali semble afficher une certaine solidité depuis plus de quatre mois. Pour contourner les sanctions, les autorités ont diversifié les partenariats en multipliant leurs échanges avec la Guinée et avec des pays non membres de la Cedeao, tels que la Mauritanie et l’Algérie.
« En réalité, il y a une capacité de prévision et de réaction. Depuis le 16 septembre 2021, lors de la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de la Cedeao, une liste a commencé à être compilée pour sanctionner des personnalités maliennes. Je pense qu’à partir de ce moment, le gouvernement a dû prendre des précautions par rapport à d’éventuelles sanctions », explique M. Makalou, ancien conseiller économique à la présidence malienne, regrettant juste le fait que ces sanctions n’aient pas été graduelles comme le « prévoient » les textes de la Cedeao et de l’Uemoa.
Il s’exprimait lors d’un Spaces, une conversation publique sur Twitter organisée la semaine dernière par l’Observatoire citoyen sur la gouvernance et la sécurité, un think tank malien, sur l’impact des sanctions de ces deux organisations régionales sur le secteur privé national.
En revanche, plusieurs observateurs s’accordent à dire que la situation au Mali devient de plus en plus intenable. Récemment, la junte malienne a proposé de revoir la durée de la transition à deux ans et demandé la médiation du Togo dans la crise politique. Cependant, la Cedeao maintient toujours le statu quo. Aujourd’hui, des opérateurs économiques maliens de premier plan sont au bord de la rupture.
Des transactions quasi impossibles
« En tant qu’entrepreneur malien, on sent ces sanctions. Il y a aujourd’hui des industriels qui envisagent de fermer parce que leurs approvisionnements sont coupés. Les transactions bancaires sont très difficiles, on ne peut pas faire de transfert à l’intérieur de l’Uemoa et de la Cedeao. Personnellement, je l’ai vécu » en voulant effectuer des transactions financières pour l’exécution de projets à Ouagadougou et à Dakar, a confié Mossadeck Bally, fondateur du groupe hôtelier Azalaï. Il rappelle que son pays se trouve « au milieu de sept pays » et « n’a pas accès à la mer », faisant que le Mali « se coupe en quelque sorte de son espace naturel » en se coupant de ses voisins.
« On ne peut plus se mouvoir facilement pour les affaires ou les actions de supervision. Il faut passer par Conakry ou Nouakchott. Un billet Bamako-Ouagadougou, qui coûtait un peu moins de 300 mille FCFA avant l’embargo, coûte maintenant 900 mille. Vous êtes obligé de passer quasiment une nuit ou une journée en route », déplore l’homme d’affaires malien qui fait aussi écho à ces transporteurs « coincés » au niveau des frontières. Ils sont Maliens, Sénégalais, bref des ouest-africains.
Transitaire malien basé au port de Dakar, Lassana Kanté assiste depuis quelque temps à une chute vertigineuse de son chiffre d’affaires. Si cet embargo n’est pas levé, il craint de ne plus pouvoir joindre les deux bouts et nourrir sa famille. « Cet embargo nous fait beaucoup de peine. Avant la fermeture des frontières, on travaillait 24 heures sur 24. Mais maintenant, c’est très difficile. Du lundi au vendredi, on était occupés à sortir des containers. Mais aujourd’hui, il est très difficile pour un transitaire d’en avoir dix », a-t-il indiqué à APA.
C’est le même son de cloche chez Mamadou Wade, coxeur sénégalais. « La situation est difficile pour tout le monde, que vous soyez transitaire, chargeur ou transporteur. Nous demandons au président Macky Sall de penser à ces pères de famille », a-t-il appelé.
Le prix de la viande en hausse
En outre, la crise touche les transporteurs de bétail. Le prix de la viande de bœuf ou de mouton a grimpé de façon exponentielle à moins de deux mois de la fête de Tabaski ou Aïd el Kebir. Avant l’embargo, le kilogramme coûtait autour de 3000 FCFA alors qu’il faut débourser maintenant entre 4000 et 5000 pour les deux variétés. « Le gros du stock de viande que nous consommons au Sénégal, surtout à Dakar, vient du Mali. Avec le blocage du transport transfrontalier, les répercussions sur le prix de la viande se font sentir. C’est très difficile pour les ménages avec qui nous sommes en contact régulier. J’espère que les autorités vont prendre des décisions qui vont dans le sens de soulager les populations », a noté Kader Sèye, un boucher opérant dans la capitale sénégalaise.
Ainsi, le Mali n’est pas le seul à souffrir des sanctions de la Cedeao. En tant que premier partenaire commercial du Sénégal, il fait entrer plusieurs milliards de francs CFA dans les caisses de l’Etat. Deux mois après la mise en œuvre de l’embargo, la Direction de la prévision et des études économiques (DPEE) a évalué les pertes du Sénégal à hauteur d’une vingtaine de milliards. « Il convient de noter que les exportations vers le Mali, sous embargo de la Cedeao depuis la première quinzaine du mois de janvier, ont diminué de 28,1 % (-24,2 milliards) entre décembre 2021 et janvier 2022, particulièrement celles des produits pétroliers (-20,6 %) et du ciment (-44,4 %) », indiquait en mars dernier cet organe du ministère sénégalais de l’Economie.
Dans la même période, certains spécialistes renseignaient sur la position difficile du Sénégal d’appliquer cette décision au regard des enjeux économiques non négligeables. « Le Mali se trouve dans une situation extrêmement difficile et intenable. Mais les autres pays seront impactés, principalement son premier fournisseur qui est le Sénégal. Ce dernier a exporté (des biens et services) pour 470 milliards FCFA en 2020 et plus de 500 milliards en 2019. Donc les échanges entre le Mali et le Sénégal tournent par an autour de 500 milliards FCFA », affirmait pour APA Dr Souleymane Diakité, enseignant-chercheur à l’École nationale de la statistique et de l’analyse économique (ENSAE) de Dakar.
Un chronogramme de la discorde
Par ailleurs, des chercheurs du Centre universitaire de recherches économiques et sociales (CURES) de Bamako ont indiqué le 25 janvier dernier, dans une étude intitulée « Effets des sanctions de la CEDEAO sur le commerce extérieur du Mali », que le Burkina Faso, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Bénin allaient « pâtir des mesures économiques et financières adoptées contre le Mali ».
« En cas de rupture commerciale totale, le Sénégal réaliserait une perte de plus de 1,3 milliards de FCFA par jour, suivi de la Côte d’Ivoire avec plus de 612 millions de FCFA puis vient, en troisième position, le Bénin avec un peu plus de 151 millions de FCFA par jour », soulignaient ces chercheurs, cités par l’Agence malienne de presse (AMAP).
En dépit de toutes ces alertes, le bras de fer entre le Mali et la Cedeao continue de priver beaucoup de citoyens de la région de leur moyen de subsistance. Certains acteurs comme Mossadeck Bally pensent toujours que les « sanctions ont été prises sur des bases qui n’existent pas juridiquement ». Toutefois, cela ne doit pas constituer une entrave à la reprise du dialogue en vue d’un retour à la normale qui serait salvateur pour tous.
« Il est plus qu’urgent que le gouvernement, non seulement, prenne le taureau par les cornes en faisant son chronogramme, en commençant déjà les réformes essentielles. On est tous d’accord qu’il faut faire des réformes avant de partir aux élections. Il faut négocier avec la Cedeao pour que, d’ici à la fin du mois de mai, on puisse sortir de cette situation qui devient de plus en plus intenable pour les Maliens et les opérateurs économiques », a préconisé l’homme d’affaires malien alors que les positions semblent toujours figées de part et d’autre.
ODL/cgd/APA