Le coup d’État au Gabon était une option envisageable parmi tant d’autres pour l’élection présidentielle du 26 août 2023 qui s’annonçait contestée comme en 2009 et 2016, explique Florent Geel, médiateur dans les conflits armés et ancien directeur Afrique de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH). Il analyse pour nous la genèse du coup d’État et ses conséquences en Afrique centrale et pour la communauté internationale.
Dans la nuit du 29 au 30 août, le président de la République du Gabon, Ali Bongo, a été déposé par le chef de la Garde républicaine, le général Brice Oligui Nguema. Ce coup d’Etat était-il prévisible ?
Le coup d’État au Gabon était à tout le moins envisageable pour plusieurs raisons. Les échéances électorales ont toujours donné lieu à des contestations politiques et même des violences depuis l’accession au pouvoir d’Ali Bongo en 2009 à la suite de son père, Omar qui dirigeait le pays depuis 1967. Tant en 2009 qu’en 2016, le souhait d’alternance – même au sein du parti au pouvoir (le Parti Démocratique Gabonais – PDG) – était important et a provoqué des heurts. L’intervention armée contre le Quartier Général de campagne de Jean Ping dans la nuit du 21 août 2016, les répressions de 2009 et 2016 ont montré que le système Bongo était à bout de souffle depuis la mort du patriarche. Les ennuis de santé d’Ali Bongo à la suite de son Accident vasculaire cérébral (AVC) en octobre 2018 ont également fait douter les partisans du système des capacités du président à mener le pays et à conserver le pouvoir. L’assise politique, sociale et sécuritaire du régime s’est considérablement réduite au cours des 14 années de présidence d’Ali Bongo. Dans ces conditions, les résultats de l’élection présidentielle allaient être forcément contestés par l’opposition qui, malgré la désignation tardive du Dr Albert Ondo Ossa, s’est présentée unie et résonnait avec le profond désir de changement des Gabonais et Gabonaises.
L’armée et les organes sécuritaires apparaissent dès lors comme les principaux arbitres de ce différend politique. Ils ont décidé de prendre en main eux-mêmes le destin du pays, probablement inspirés également par la multiplication des putschs en Afrique de l’Ouest et la certitude que la population ne défendrait pas le régime Bongo.
Les putschistes ont expliqué avoir mis fin au régime de Ali Bongo en réponse à l’absence de sincérité du scrutin présidentiel au terme duquel, il a été réélu pour un nouveau mandat. Ces arguments sont-ils acceptables ou servent-ils juste de prétexte à un coup mûrement réfléchi ?
Face à l’intransigeance de régimes aux abois qui ne veulent pas quitter le pouvoir par des transitions politiques organisées, les militaires se voient comme la seule solution.
Si les changements anticonstitutionnels de gouvernements ne sont jamais une bonne nouvelle pour l’évolution d’un pays, ce coup d’État montre une fois de plus que la confiscation du pouvoir par des autocrates, l’absence d’alternance crédible au terme de processus sincères, conduisent à des impasses politiques. Face à l’intransigeance de régimes aux abois qui ne veulent pas quitter le pouvoir par des transitions politiques organisées, les militaires se voient comme la seule solution. Les populations qui ont soif de changements acquiescent, voire adhèrent. Après 55 ans de pouvoir dynastique des Bongo au Gabon et alors que 40% de la population demeure sous le seuil de pauvreté malgré les importantes richesses du pays en pétrole et manganèse, les populations aspirent depuis longtemps à un changement qui pourrait impliquer une meilleure redistribution des richesses et de meilleure perspectives de vie. Il faut dire que la fortune familiale des Bongo est estimée à 460 millions voire un milliard d’Euros ce qui représente plus de 10% du budget du pays. Autant d’argent qui n’a pas été investi dans les services de base, les infrastructures et le développement du pays et des populations.
Après le coup réussi du général Oligui Nguema, doit-on craindre un effet domino en Afrique centrale ?
Chaque pays a ses propres logiques et son histoire politique. Toutefois, les blocages politiques et l’accaparement du pouvoir et des richesses par des pouvoirs en place depuis parfois des décennies existent en Afrique centrale. Les mêmes causes étant susceptibles d’avoir les mêmes effets, renforcés par un certain mimétisme des solutions, on peut évidemment penser qu’au Cameroun, en Guinée-équatoriale ou au Tchad, certains considèrent qu’il est temps d’en finir avec les systèmes en place.
On est manifestement entré dans une période de changements politiques profonds dont l’Afrique Centrale ne restera très certainement pas éloignée
Au Cameroun, le président Paul Biya a d’ailleurs procédé depuis juillet dernier et encore le 30 août 2023 à des nominations sécuritaires notamment au sein de l’armée et de ministère de la Défense qui peuvent traduire une volonté de se prémunir contre des velléités de putsch ou tout au moins de garder le contrôle sur son appareil sécuritaire. En Guinée-Équatoriale, plusieurs clans au sein de la famille Obiang s’affrontent pour la succession du président Teodoro Obiang. D’un côté, le président Teodoro Obiang, sous l’influence de sa femme dont la volonté manifeste est de propulser à tout prix son fils Teodorin Obiang au sommet de l’État. De l’autre côté, Armengol et le général Mba Nguema, les frères du président, qui considèrent Teodorin comme incapable, voire dangereux. Il est complexe de dire que l’Afrique centrale connaîtra autant de coups d’État que l’Afrique de l’Ouest mais la région a déjà connu des coups d’État et les fragilités des pouvoirs en place sont connues. On est manifestement entré dans une période de changements politiques profonds dont l’Afrique Centrale ne restera très certainement pas éloignée. Le coup d’État au Gabon en est le premier ou tout au moins un des marqueurs.
Quelle doit être la réaction de la communauté internationale dans un tel contexte d’instabilité institutionnelle en Afrique ?
La communauté internationale doit, selon moi, dépasser le stade des constats, de sa stupéfaction et des réponses standardisées développées depuis la fin de la guerre froide et qui ne répondent plus aux réalités d’aujourd’hui. La communauté des États africains au sein de l’Union africaine comme des organisations sous régionales et encore plus au niveau des acteurs influents de la gouvernance mondiale n’ont pas réussi à apporter de réponses efficaces à plusieurs questions essentielles pour les populations et les pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale : assurer la sécurité des populations et des États face aux groupes armés de diverses nature (djihadistes, indépendantistes, rebelles, etc.) et soutenir des solutions négociées et politiques quand c’était possible ; garantir un développement économique plus équitable avec des accès aux services de bases que sont l’éducation, la santé et les services publics ; et surtout garantir que les populations puissent choisir librement leurs représentants et consentir librement aux politiques mises en œuvre par leurs dirigeants. Ce dernier élément est essentiel puisque la communauté internationale, notamment sa composante occidentale et notamment française, a toléré et souvent soutenu des régimes et des dirigeants bafouant les principes internationalement reconnus. C’est devenu intolérable quand des opposants historiques arrivés au pouvoir avec le soutien de la communauté internationale au nom de l’alternance ont commencé à se maintenir au pouvoir en changeant les constitutions comme Alpha Condé en Guinée ou en contrôlant les élections comme Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) au Mali ou le PNDS au Niger. Comment considérer que la « non-reconduction » d’Ali Bongo soit illégitime ?
Alors que faire ? En premier lieu, il faut répondre aux aspirations politiques des peuples. Il s’agit notamment pour les organisations intergouvernementales africaines de ne pas transiger avec les principes librement acceptés par tous les États africains. Ainsi, la condamnation des manipulations constitutionnelles et des élections depuis près de 10 ans auraient certainement permis de limiter le recours aux militaires observé ces trois dernières années. L’Union africaine et les organisations sous régionales seraient bien avisées de discuter avec les pouvoirs en place et trouver des consensus pour les faire revenir vers des régimes constitutionnels et des élections libres permettant aux populations de choisir librement leurs dirigeants. Les institutions multilatérales africaines doivent reprendre l’initiative de solutions politiques rénovées, de discussions ouvertes permettant de garantir les libertés publiques et individuelles. Malgré la mise en place de ces régimes militaires, l’enjeu est de conserver des partis politiques, des médias et des sociétés civiles indépendantes qui peuvent jouer leur rôle de contre-pouvoir. Pousser les régimes militaires à associer les civils et ne pas se recroqueviller sur eux-mêmes apparaît comme l’un des enjeux importants de cette période de multiplication des transitions.
Réinventer les partenariats sécuritaires en permettant aux acteurs africains d’être au cœur de la sécurité des populations civiles semble une évidence qui demeure difficile à mettre en œuvre tant les changements de doctrine et de méthodes butent sur les habitudes des partenaires.
Les organes mondiaux de gouvernance devraient également s’adapter aux évolutions géopolitiques en cours. L’inclusion et la responsabilisation des États africains au sein des institutions de gouvernance mondiale permettrait à ces derniers de pleinement jouer leur rôle et de clarifier les relations partenariales. Cela implique probablement de nouveaux schémas de partenariats sécuritaires pour garantir la sécurité des populations civiles. Réinventer les partenariats sécuritaires en permettant aux acteurs africains d’être au cœur de la sécurité des populations civiles semble une évidence qui demeure difficile à mettre en œuvre tant les changements de doctrine et de méthodes butent sur les habitudes des partenaires. Pourtant, les opérations de maintien de la paix ou les coopérations bilatérales devront profondément évoluer comme l’ont montré les opérations et les tentatives de « peace et state building » en Afghanistan, au Sahel ou au Moyen-Orient. Il en va de même pour la coopération au titre du développement qui devrait permettre de tirer beaucoup plus parti des richesses naturelles exceptionnelles présentes en Afrique et créer des tissus industriels qui tireraient les économies nationales et assureraient une meilleure indépendance économique et politique des États africains. A ce titre, il est certain que les acteurs occidentaux de la communauté internationale – qui contribuent encore pour la majeure partie à l’aide internationale – devront profondément changer de logiciel politique et d’outils de mise en œuvre mais surtout de « mind set » (façon de penser) dans leurs actions et relations avec les États et institutions africaines. Ces dernières devraient se renforcer encore tant elles ont un rôle crucial à jouer dans le futur avec le soutien et le leadership d’États africains clés qui peinent à prendre pleinement leur place.
AC/ard/APA