Journaliste, activiste civil influent et observateur attentif de l’actualité au Sahel, A.T. Moussa Tchangari, Secrétaire général de l’association nigérienne Alternative, livre en exclusivité pour APA une analyse critique du sommet de Pau (France) qui a réuni, lundi 13 janvier, le président français et ses homologues sahéliens.
Le sommet organisé lundi 13 janvier à Pau, en France, entre les cinq chefs d’Etat du G5 Sahel et le président français, Emmanuel Macron, était-il justifié ?
Ce sommet n’est justifié que du point de vue du président français, Emmanuel Macron, qui l’a convoqué. Et comme tout le monde le sait, Macron a tenu à faire ce sommet pour une seule raison : obtenir une déclaration des Chefs d’Etat sahéliens disant qu’ils sont demandeurs d’une présence militaire française dans leur pays. Après la mort des treize (13) militaires français en décembre dernier au Mali, le président français avait besoin de cette déclaration pour court-circuiter d’éventuels appels au retrait des troupes venant de l’opinion française, qui pourrait questionner le maintien d’une mission militaire qui n’a pas démontré son efficacité, qui est financièrement coûteuse pour le pays, et qui est, en plus, fortement décriée au sein de l’opinion sahélienne.
Quel bilan faites-vous de ce sommet ?
A Pau, le président français a obtenu ce qu’il voulait. Lundi, autour de la table, il était visiblement le seul à afficher un sourire, même s’il s’est montré particulièrement agacé par la question d’un journaliste malien. Les autres chefs d’Etat avaient plutôt mauvaise mine. Et tout le monde a compris qu’ils se sentaient eux-mêmes ridiculisés et humiliés.
Le bilan de ce sommet n’a rien de réjouissant. Les quelques mesures annoncées suscitent parfois des interrogations. D’abord, la France n’est disposée qu’à envoyer 220 militaires supplémentaires, ce qui ne changera rien fondamentalement, même combiné avec la mise en route d’une unité de forces spéciales européennes dénommée Takoubà (sabre en tamashek, la langue touarègue).
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Ensuite, on annonce la mise en place d’un commandement commun, qui suggère que c’est l’armée française qui va prendre le leadership de la guerre et que les forces sahéliennes seraient dans une position de forces supplétives dans leurs propres pays. Enfin, la France elle-même est dans la position de chercher le soutien d’autres pays, notamment des Européens pour fournir des éléments des forces spéciales, des Américains pour continuer à apporter une certaine assistance à son opération au Sahel, Barkhane, d’autres pays à travers le monde pour débourser l’argent nécessaire à l’achat des équipements militaires et à des projets divers.
L’intérêt de ce sommet c’est qu’il est venu confirmer tout ce que les observateurs avertis disaient depuis longtemps, à savoir que la France est en situation d’échec au Sahel et qu’elle cherche, dans l’impossibilité pour elle de partir, le soutien d’autres pays pour poursuivre une mission dont les chances de succès sont particulièrement faibles.
La déclaration finale du sommet est une sorte d’aveu par rapport aux critiques formulées par la société civile sahélienne, les chercheurs et même parfois des militaires : Macron et ses amis sahéliens sont d’accord que Barkhane n’avait pas un cadre politique et légal clair ; ils sont d’accord qu’il n’y avait pas une bonne coordination entre les différentes forces ; ils sont d’accord que la présence française fait l’objet d’une forte contestation au sein de l’opinion, même s’ils attribuent cela à d’autres puissances rivales qui financeraient les manifestations dites anti-françaises ; ils sont d’accord que rien n’a été fait pour assurer le redéploiement des États dans certaines zones affectées par le conflit, notamment Kidal dont le statut a été évoqué implicitement.
En déclarant les jihadistes présents dans la zone dite des « trois frontières » comme nouvelles cibles prioritaires, la France et le G5 Sahel font-ils le bon choix ?
La zone des « trois frontières » est devenue l’épicentre du conflit armé, puisque c’est bien là que l’on dénombre le plus grand nombre d’attaques contre les forces armées et les populations. Bien entendu, tout le monde comprend que tout a été mis en œuvre pour déplacer l’épicentre du conflit du Nord vers le centre du Mali, et en particulier vers cette zone des trois frontières. Ce déplacement du centre de gravité permet de dire qu’il n’y a plus rien à faire dans la partie Nord du Mali, à part mettre en œuvre l’accord de paix d’Alger contre lequel s’exprime une certaine défiance au sein de l’opinion et de la classe politique maliennes, et une réticence manifeste de la part du président Malien Ibrahim Boubacar Keita et de son gouvernement.
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Comme tout le monde le sait, la France considère que les indépendantistes du Nord du Mali ne représentent pas une menace ; ils sont pour la France une force politique avec laquelle on peut et on doit négocier. Ce sont en fait ses protégés ; et c’est pour cela que récemment encore le vice-président de la commission de défense de l’Assemblée nationale française parlait de réforme de la structuration des États comme un des éléments clés de la réponse à la crise au Mali. Structuration s’entendant bien sûr comme un abandon du principe de l’État unitaire.
Ce qui est frappant c’est que la France a réussi à convaincre (c’est un euphémisme) les dirigeants sahéliens qu’il n’y a qu’un seul ennemi contre lequel il faut agir, à savoir l’État islamique au grand Sahara. Tous les autres acteurs de la violence non étatique sont considérés comme des gens acceptables avec lesquels on peut envisager des négociations, en dehors certainement de Boko Haram qui n’est pas d’ailleurs perçu, pour des raisons qu’il faut élucider, comme un sujet de préoccupation pour la France. On peut dire que tout ça est flou et mérite interrogation.
Qu’est ce qui explique, selon vous, l’extension de la violence jihadiste un peu partout dans le Sahel ?
La première chose qui vient à l’esprit, c’est que les États sahéliens n’ont rien fait de substantiel pour que cela ne se produise pas. Les causes profondes de l’émergence de la violence jihadiste, et pas seulement elle, sont bien connues de tous. Elles se résument aux frustrations engendrées par la crise de la démocratie, les injustices quotidiennes, l’absence de perspectives d’une vie meilleure, l’effritement des mécanismes traditionnels de régulation des conflits, etc. La violence jihadiste s’est installée dans des zones où la violence étatique a toujours été forte, des zones où l’Etat n’a pas songé à offrir aux populations des services publics de base, des zones où des conflits locaux sont restés sans réponse, des zones où la lutte pour l’accès et le contrôle des ressources naturelles est devenue de plus en plus âpre. Bien sûr, on peut allonger encore la liste des raisons qui ont entraîné l’extension de la violence jihadiste dans l’ensemble du Sahel ; mais, on peut se passer de cet exercice, en disant que la violence s’est propagée parce que les États n’ont jamais eux-mêmes envisagé sérieusement une autre réponse à la violence jihadiste que la traditionnelle violence étatique.
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Comment, à votre avis, en finir avec la violence jihadiste au Sahel ?
Si on veut en finir avec la violence jihadiste et toutes les autres formes de violence qui s’expriment aujourd’hui dans le contexte du Sahel, il va falloir (re)définir un nouveau contrat social entre les États et les citoyens. Il faudra placer la réalisation des droits humains, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels, au cœur de l’action publique. Le Sahel ne connaîtra jamais la paix et la stabilité tant que des millions de personnes vont continuer à être confrontées à la faim, tant que des millions de jeunes n’auront pas de perspectives d’une vie meilleure. Le Sahel ne connaîtra pas la paix tant que les citoyens auront le sentiment de vivre dans des pays où il n’y a pas de justice, où l’accès aux biens matériels et symboliques dépend des positions de pouvoir, où les agents publics sont corrompus et peuvent monnayer tout service jusqu’à l’obtention d’un papier d’état civil. Ces questions-là, le sommet de Pau ne les a même évoquées ; simplement parce que les chefs d’Etat sahéliens, tout comme leur mentor français, ne se préoccupent que du maintien d’un système qui a atteint ses limites et qui n’est pas décrié seulement par les jihadistes.
LOS/te/APA