Riches en hydrocarbures, les pays d’Afrique de l’Ouest font face à des phénomènes massifs de trafic et de contrebande d’essence. Des marchés parallèles qui fleurissent à la faveur de la porosité des frontières, de la corruption parfois endémique et des failles de certains systèmes de traçabilité des produits pétroliers. A terme, cette contrebande nuit au développement socio-économique des pays concernés. Du Ghana au Nigéria, enquête sur un fléau ouest-africain.
Les phénomènes du trafic et de la contrebande ont, portés par la mondialisation des échanges, enregistré une fulgurante progression au cours des dernières décennies. Aucune région au monde n’échappe à cette problématique. Mais certains continents ou zones géographiques sont, de par leurs spécificités politiques, économiques ou socio-culturelles, plus affectés que d’autres. Et en paient le prix fort, que ce soit du point de vue des finances publiques ou des dommages environnementaux.
Ainsi de l’Afrique et, plus précisément, de l’Afrique de l’Ouest, gangrenées par le trafic de carburant. Des régions où, comme le rappelle le consultant français Pierre d’Herbès dans le journal français La Tribune, « le vol et la contrefaçon d’hydrocarbures (…) (canalisations illégales, percement de pipe-lines, etc.) et le frelatage de carburants minent les économies des pays concernés via la perte des revenus fiscaux, l’endommagement des infrastructures et la perte de confiance dans les filières ».
Jusqu’à 25 % de la production de pétrole volée au Nigéria
Il est difficile de s’appuyer sur des chiffres précis. Cependant, si on s’intéresse au cas du Nigéria, premier pays africain producteur de pétrole, les vols de carburant pourraient représenter jusqu’à 25 % de la production annuelle, selon le professeur Bertrand Monnet. D’après le spécialiste, « c’est le Covid qui a entraîné une explosion du phénomène : à un moment, toute l’économie a été mise à l’arrêt (…). La pauvreté s’est accrue et la recherche de compensations a été de plus en plus forte. La matrice de ce phénomène est fondamentalement sociale ».
Les conséquences de ces trafics sont dévastatrices pour les États et les populations concernés. Toujours au Nigéria, on estime que les circuits pétroliers illégaux feraient perdre, chaque mois, 1,5 milliard de dollars aux pouvoirs publics. Selon le régulateur petrolier, le Nigerian Upstream Petroleum Regulatory Commission (NUPRC) cité par Zonebourse, le pays a perdu 1 milliard de dollars de revenus au cours du premier trimestre de l’année 2022 en raison du vol de pétrole brut. Chaque jour, ce sont 7 millions de litres de carburant qui quittent, frauduleusement, le Nigéria pour alimenter les marchés de contrebande des pays voisins d’Afrique de l’Ouest, comme le Cameroun, le Ghana ou encore le Bénin. Autant de pays pauvres et instables, sur les routes desquels les automobilistes s’approvisionnent en « kpayo » (non original en goun, une langue locale), cette essence frelatée vendue en grosses bonbonnes de verre.
Au Bénin, justement, le commerce illicite de carburant couvrirait 80 % de la demande locale, selon l’Institut d’Etudes de sécurité (ISS). Transitant à travers près de 800 kilomètres de frontière que le pays partage avec le Nigeria, où les subventions gouvernementales tirent les prix vers le bas, le pétrole est transporté par des camions ou à dos de motos vers les centaines de stations-service artisanales que ne parviennent pas à réguler les autorités béninoises. La situation est presque la même au Cameroun, où le brut volé au Nigeria voisin est traité dans une multitude de raffineries artisanales disséminées le long du delta du fleuve Niger.
Au Ghana, les autorités tentent d’endiguer le trafic de carburant
Toujours en Afrique de l’Ouest, le Ghana est lui aussi en proie aux mêmes pratiques novices. Le secteur pétrolier ghanéen y est en plein boom : avec la découverte de nouveaux gisements en 2007 et en 2019 au large des côtes du pays, le Ghana pourrait disposer de réserves comprises entre 5 et 7 milliards de barils. Alors que la part des hydrocarbures dans la croissance du PIB a déjà dépassé les 10 % en 2023, le Ghana pourrait s’imposer comme l’un des principaux pays producteurs de pétrole en Afrique de l’Ouest.
A condition, cependant, qu’il parvienne lui aussi à juguler le trafic et la contrebande. Or « la contrebande de pétrole et de produits pétroliers cause des pertes annuelles de 200 millions de dollars de recettes fiscales », estimait en 2019 le directeur général de l’Autorité nationale du pétrole (NPA), Alhassan Tampuli. Un manque à gagner gigantesque, pour partie imputable à la mauvaise qualité du système ghanéen de traçabilité des carburants, selon certaines sources. Un système attribué en 2012 à Authentix, un groupe américain, et prolongé en avril 2022, sur fond d’allégations de corruption et d’une enquête du Bureau du Procureur spécial. S, le secrétaire exécutif de la Chambre des consommateurs de pétrole (COPEC) du Ghana, Duncan Amoah, a déploré l’inefficacité du système pour freiner le fléau du commerce illicite et de ses conséquences financières, qui se chiffrent en millions de dollars de pertes fiscales.
La contrebande, un phénomène qui dépasse les frontières de l’Afrique de l’Ouest
Le trafic des produits pétroliers est un phénomène aussi massif que complexe, qui ronge la plupart des pays africains dans les sous-sols desquels reposent des quantités faramineuses d’hydrocarbures fossiles. Plus le pays en question dispose de réserves, plus la contrebande sévit. Ainsi en Libye, où la contrebande d’essence représenterait un marché estimé à 5 milliards de dollars, principalement au bénéfice de la Russie – et au détriment, comme toujours, des finances nationales et du développement des populations locales.
Le phénomène est d’autant plus alarmant qu’une partie de ce carburant détourné peut tomber entre les mains de groupes armés non étatiques, très présents dans la région. La télévision nigérienne, dans ses bulletins hebdomadaires sur les activités des forces de sécurité, rapporte régulièrement des saisies de carburant destiné aux groupes jihadistes. Fin juillet, plus de 4 000 litres de carburant ont été confisqués à des contrebandiers. Le Niger, qui partage ses frontières avec le Bénin, et le Nigéria, est confronté à une insurrection jihadiste depuis plusieurs années. D’ailleurs, cette insécurité a été l’origine du dernier coup d’État, en juillet 2024, connu par ce pays ouest-africain qui avait à son compteur quatre changements anti-contitutionnels menés par des militaires.
AC/Sf/APA